L’artiste est-il maître de son œuvre ?

Lundi 16 juin, les bacheliers français passaient leur épreuve de philo. Je suis obligée de dire que le sujet sur l’art de la filière scientifique m’a particulièrement tapé dans l’œil. « L’artiste est-il maître de son œuvre ? » Mes hamsters de tête ont fait un bond subit dans mon cerveau, l’obsession m’a tenue trois jours avant que je me réveille un matin avec un magnifique plan en trois fois trois partie que je te soumets ci-dessous, lecteur, tout beau et tout rédigé en plus ! Mais voilà, comme je ne passe pas le bac, moi, il y a quelques petites choses qui vont sans doute te surprendre… L’objet de ce blog étant les cultures de l’imaginaire et autres curiosités, et plus principalement la littérature, tous mes exemples seront issu de cet axe d’étude principal. Blaise, René et autres Denis n’auront pas vraiment leur place ici, non par snobisme, mais bien par soucis de ligne éditoriale, si je puis dire. Je ne suis pas non plus soumise aux règles de bien séance conditionnant les copies de philo au bac : mon presque trois fois trois parties s’est plus ou moins imposé de lui-même, mais ne vous étonnez pas de voir que je ne fais jamais que donner mon avis, et que j’utilise le pronom personnel « je » sans trembler des genoux ! Enfin, si jamais l’an prochain en philo on te ressert le sujet pour entrainement, ne sois pas stupide : évite le copier coller. Ça va se voir. En plus, mon style risque de détonner un peu avec les attentes du prof, je t’assure. Et pour finir… arme toi d’une tasse de thé et de quelques biscuits, tu en auras besoin !

Introduire

En 1968, Roland Barthes balançait un pavé dans la mare en clamant haut et fort que « L’auteur est mort » ! Panique et stupéfaction : l’auteur perdait la totale maîtrise de son œuvre, dont il en cédait une non négligeable part au lecteur. Le démiurge qui avait donné vie à un texte devait accepter de ne pas en conserver le contrôle, d’être relégué, d’une certaine manière, à un second plan bien moins classieux et flatteur pour l’ego. Cette simple phrase pourrait à elle seule donner une réponse efficace à la question « L’artiste est-il maître de son œuvre ? », bien qu’il ne faille pas confondre les termes auteur et artiste. L’auteur n’est pas forcément un artiste (l’auteure de cet article est très loin de se prétendre artiste bloggien !), bien que l’artiste est très logiquement auteur – de son œuvre. Le fait est que cette petite phrase qui me sert de support de réflexion est pleine de mots qu’on emploie souvent à tort et à travers sans se préoccuper de leur sens. Je ne prétends évidement pas en détenir les arcanes les plus secrets, mais voilà comment je les comprends, et comment donc ils seront exploités dans le corps de ma réflexion : un artiste, c’est un homme ou une femme qui créée. Un texte, un tableau, un bâtiment, peu importe, mais dans tous les cas une œuvre. On entendra par œuvre une pièce spécifique créée par l’artiste, mais il se trouve qu’œuvre désigne également l’ensemble des travaux d’un artiste. Je spécifierai le cas échéant. Rien que la définition de l’artiste est sujet à de longs débats philosophiques qui n’ont aboutit à rien pour l’instant (en tous cas, à rien de définitif). La subjectivité même face à la notion d’art interdit toute définition arrêtée. N’empêche, l’artiste créée. L’auteur aussi d’ailleurs, mais dans auteur, la notion d’autorité (même racine étymologique) s’ajoute à la notion de création. L’auteur est celui qui créée, sans que la notion d’art soit impérative, mais avec une notion d’autorité sur l’œuvre (de maîtrise ?) indéniable. L’auteur est bien souvent considéré comme ayant tous les droits sur sa propre œuvre, la façon dont on doit la comprendre en tant que récepteur (lecteur, auditeur, spectateur…), et son usage. Mais si l’auteur lui-même perd toute autorité sur son œuvre en mourant, comme Roland Barthes l’exprime si bien, que reste t-il à l’artiste, dont le rôle principal est de créer et manifestement pas de régir ? Pour commencer, je vais m’employer à expliquer pourquoi je considère que l’aspect démiurgique de l’artiste est une illusion certes tenace mais néanmoins fumeuse. Fumeuse parce que l’œuvre est libre par nature et qu’elle ne demande son avis à personne pour s’émanciper ! Cela me permettra de terminer en réfléchissant sur la relation que l’artiste entretient avec son œuvre, un rôle de facilitateur d’existence mais certainement pas de maîtrise ou d’autorité.

L’illusion Démiurgique

Sous prétexte que l’artiste créée des œuvres, « on » (l’opinion publique) lui concède pas mal de droits sur ladite œuvre. Sous prétexte qu’il créée des univers, l’artiste est un démiurge tout puissant, presque un égal d’un Dieu ? Quelle blague ! Chaque argument en faveur d’une croyance selon laquelle l’artiste maîtrise son œuvre, c’est à dire possède une autorité sur elle d’une quelconque manière que ce soit, trouve en soi-même ses propres limites… les autres donnent son pouvoir à l’auteur… l’œuvre, elle, s’en gausse.

Un pouvoir créateur ?

L’un des superpouvoirs attribués à l’artiste est celui de la création. C’est un pouvoir divin : seul Dieu (peu importe qu’il existe ou non selon tes croyances, j’en utilise ici seulement le concept) a le pouvoir de créer… dans l’univers littéraire c’est encore plus frappant : ce n’est plus seulement de création dont on parle, mais de Pouvoir du Verbe, les mots qui par leur seule manipulation et leur seul bon usage font émerger un univers… Et ouais lecteur. L’artiste, c’est Dieu. Enfin… ça c’est ce qu’on aimerait bien tous croire ! Shakespeare a fait tout ce qu’il a pu pour abonder dans ce sens : son Prospéro détient le livre de magie qui lui donne le pouvoir du verbe, par quelques mots il déclenche une Tempête bien connue, il enchaîne les esprits de la nature et les puissances primitives qui composent cette dernière, bref, il se fabrique la petite île dont il est le maître incontesté. Il a même fallu aux puissants le mettre au ban de la société pour se débarasser de son pouvoir (combien d’artistes en exil pour avoir osé ouvrir leur bouche ?). Sauf que voilà, il a besoin d’un livre le Prospéro en question. Un livre, ou un Livre ? Pour ceux qui ne savent pas encore, la Bible ça signifie le Livre en Grec. Et Prospéro ne tire son pouvoir créateur que du déjà existant. L’artiste lui-même ne créée jamais que sur la base de ce qui existe déjà. « tout texte est un tissus nouveau de citations révolues » (In Roland Barthes I trust !). Qu’y a t-il de neuf dans une création ? Pas grand chose en vérité : le matériau initial est toujours le même. Les thèmes et mythèmes nous suivent depuis la plus haute antiquité, depuis l’épopée de Gilgamesh et probablement depuis la tradition orale préalable. L’artiste littéraire ne fait jamais que répéter la même chose sous un angle nouveau. C’est important de le faire : les messages ont besoin d’être dits et redits, passés et repassés. Ce sont des fondamentaux précieux pour la psyché humaine. Et il faut le dire avec le vocabulaire du temps présent, donc réécrire sans cesse. Mais la vérité c’est qu’on ne fait jamais que réitérer infiniment les mêmes choses. Pouvoir créateur ? Ouais… relatif quand même !

Une accession à l’immortalité ?

L’art rend immortel, c’est bien connu : à travers son œuvre, l’artiste continue à vivre dans le souvenir de celui qui la lit/regarde, éternellement. Même s’il tombe dans l’oubli, un jour quelqu’un tombera sur son œuvre et alors, même si son nom est oublié, il atteint une forme d’immortalité. Un fantasme qui a fait plancher de nombreux chercheurs et gloseurs. « L’artiste devient-il immortel » (dans un sens oui, mais en fait non, enfin de toute manière ce n’est pas la question : de quoi faire une dissertation en somme). Qui ne dirait pas, pour rester dans les thématiques de l’imaginaire, que Shakespeare (voir ci-dessus) a atteint le statut d’immortel ? Que Tolkien est en bonne voie qu’on se souvienne de lui encore dans quelques siècles et le rejoigne dans le panthéon des « qui ont la classe de la littérature et qui sont, du coup, immortels » ? Dans un genre un peu moins imaginario-imaginaire, on a le Panthéon à Paris qui regorge « d’immortels » morts justement et très souvent auteurs. Un bon mausolée comme on les aime qui fait très « vallée des rois mais à Paris », bref, un temple païen. Et oui, puisqu’on divinise les artistes et autres gros cerveaux qui se trouvent là dessous. L’œuvre permettrait au statut de divinité, là encore, dans le cadre non plus du pouvoir de création pure, mais dans le fait qu’on sort des contingences du temps et de l’espace et qu’on nous voue une forme de vénération (ne dis jamais à un prof de français que Victor Hugo c’est de la merde. Ne me le dis pas à moi non plus d’ailleurs. Et ça suffit les conneries avec tous ces Twitters alakon à ce propos. Jette un œil ici pour mon propre avis sur la question). Sauf qu’encore une fois, et parce que je suis pénible, je trouve une bonne grosse limite à cette vision de la chose : quand l’artiste meurt, l’artiste est mort, point à la ligne. L’artiste est un être humain (déception), il meurt. Son oeuvre, elle, est immortelle. Elle existe à travers le temps et l’espace, reste, sous format papier, sur tablettes de grès (résiste très bien aux incendies) ou sur une clef usb, mais elle reste. Pendant ce temps, l’auteur se fait bouffer par les vers. La réalité est là, et toutes les immortalités symboliques n’y changeront rien. Ce qu’on honore d’un artiste mort, c’est son oeuvre. « Nan mais on honore son talent, son génie, les apports considérables qu’il a fourni au monde de la culture ! ». Oui. Son œuvre quoi. Et ce même quand l’auteur est un fieffé salopard sans sa vie privée. Parce qu’il ne faut pas confondre l’artiste et l’oeuvre. C’est un argument que j’entends souvent et auquel j’adhère d’ailleurs. Céline (Louis Ferdinand) était réputé pour son antisémistisme (et son misanthropisme du reste), ça ne m’empêche pas d’avoir dévoré Voyage au bout de la nuit ! Bon ça ne relève pas des littératures de l’imaginaire, okay… disons que Barbey d’Aurevilly (Jules Amédé) était un royaliste fini (au XIXe siècle ce n’était pas si choquant tu me diras) et pourtant Les Diaboliques comme L’Ensorcelée m’ont transportée. L’artiste n’est pas son œuvre (même s’il y met des bouts de lui-même dedans). L’artiste meurt. Pas son œuvre.

Un passe droit sur l’œuvre ?

L’artiste est enfin sensé avoir tous les droits sur son travail, personne n’a son mot à dire. Transformation, modification, mise au jour, dissimulation et même destruction. Personne d’autre que lui n’est autorisé à ce genre d’altération sur son œuvre. Et quand on voit ce que GRR. Martin fait subir à ses personnages (et son usage de l’adaptation, où il se permet d’explorer des pistes qu’il avait dû mettre de côté), on se dit qu’il en use et abuse allègrement ! Les non-artistes ont quant à eux éventuellement le droit d’écrire des adaptations pour d’autres media ou des parodies. Tant qu’on ne vient pas (trop) modifier l’œuvre originale ou se l’approprier (dire que les idées de départ sont les nôtres). Et encore, ça nécessite implicitement un remerciement expresse vis à vis de l’auteur qui nous a inspiré, voire des autorisations très explicites. Ça relève en premier lieu de l’honnêteté intellectuelle bien sûr, mais ça se manifeste concrètement sous la forme de ce que l’on appelle communément « les droits d’auteurs ». Les droits d’auteurs, ça signifie qu’on n’a pas le droit, jamais, à aucun moment, de piquer les idées ou de ré-exploiter le boulot de l’auteur sans son consentement (et rémunération) ou celui de ses descendants et ce jusqu’à soixante dix ans après sa mort. Ensuite, l’œuvre « tombe » (le terme est tellement révélateur) dans le domaine public : elle est considérée comme appartenant à tous en tant qu’entité culturelle. On pourrait se dire « olala, ça y est, un élément qui prouve que l’artiste a la maîtrise de son œuvre ! ». Quelle naïveté ! Comme si la question des droits d’auteur allaient empêcher les pirates de pirater, les fanficteurs de fanficter (la fanfiction c’est l’écriture d’une histoire nouvelle sur la base de ce qui a été proposé par l’artiste : ça peut donner carrément des genres de spin off, comme 50 shades of Grey par exemple, que je n’ai pas lu par ailleurs mais dont je sais qu’il est initialement une fanfic dans l’univers de Twilight, que je n’ai pas lu non plus… l’un des forum de fanfiction dont j’ai le plus entendu parler concerne Harry Potter, avec plein de variations de l’histoire, particulièrement dans la relation affective des personnages), les écrivants de s’inspirer et des gros producteurs d’adapter ! Bref, une œuvre publiée n’est plus maîtrisable. Elle est éventuellement canalisable, mais elle n’est plus maîtrisable. Quant à la toute puissance d’un artiste sur son œuvre, c’est une vaste blague : tout écrivant, même pas forcément auteur publié et internationalement reconnu, vous dira comment ses personnages lui ont échappé à un moment ou a un autre, comment telle scène aurait du apparaitre bien plus tard mais lui a sauté au visage maintenant, comment pour être parfaitement honnête, il devait faire agir son personnage d’une manière qui ne lui convenait pas du tout. Un personnage/une œuvre s’échappe et s’émancipe, au même titre que l’histoire elle-même ! Et l’artiste doit composer avec. Le mythe de Bloedewedd est très caractéristique à ce sujet, même si ce n’est pas son objectif interprétatif initial. Bloedewedd est une femme créée par magie à partir de fleurs pour épouser un type qui s’appelle Lleu. Sauf qu’elle ne veut pas : elle fait tuer Lleu et s’enfuit. Le magicien (qui s’appelle Gwidion) lui court après pour la tuer. Mais finalement, il ne la tue pas, il la transforme en chouette (pour la punir encore plus et la reléguer aux ombres). De nombreuses interprétations mythologiques ont été fournies sur cette légende. Dans le cadre de notre réflexion sur l’artiste et son œuvre, je me contenterai de celle-ci : l’œuvre a beau être une création, elle est incontrôlable. Elle a une vie propre. Et malgré le prétendu droit de vie et de mort que l’artiste a sur son œuvre, il ne peut jamais que la transformer. Sa destruction est tout bonnement impossible. Il ne peut que se contenter de la reléguer aux ombres, et encore, si elle a pris suffisamment de force, elle y restera pour alimenter l’inconscient (le monde de la nuit) tandis que l’artiste sera mort depuis bien longtemps. Non, l’artiste n’a pas la maîtrise sur son œuvre. Seuls les artistes les plus égotiques croient à cette toute puissance et à ce fantasme démiurgique qui ne sont finalement qu’illusoire. Tous les autres le savent : ils ne sont maitres de rien. Ils n’en maîtrisent pas tant que ça la création et perdent tout contrôle à l’instant même où ils l’envoient à un éditeur (qui sera décisionnaire à sa place de la publication ou non). Alors autant dire que dès que l’œuvre est publiée, c’est la fin des haricots !

L’émancipation de l’œuvre

La confrontation de l’œuvre au reste du monde, c’est un peu comme ce moment tant redouté où l’adolescent quitte la maison. Il prend son envol, et à partir de là, on ne contrôle plus rien. Dans le cadre de l’art, c’est pareil, et au niveau de la littérature, ça se traduit par ce moment fatidique de la publication. L’œuvre se confronte au public. Qu’elle soit rejetée ou acclamée, cela conditionnera son existence, et l’artiste ne pourra rien y faire. Il lui faudra se plier aux aléas.

« It’s alive »

J’ai déjà utilisé le mythe de Bloedewedd pour évoquer la vie qui prend corps dans l’œuvre (et pour évoquer le fait que l’artiste en perd sa maitrise). On ne peut maitriser, on ne peut « posséder » qu’un objet inanimé. A partir du moment où il développe une existence propre, l’objet devient sujet et ne peut plus se contenter « d’être agi ». Qu’il le veuille ou non d’ailleurs ! Il va pouvoir faire ses choix, choisir ses actions, agir pour avoir une influence dans le monde et dans sa propre existence. Et bien sûr, se confronter à l’altérité, confrontation qui va influencer ses choix en fonction de ses valeurs. L’exemple typique, c’est la Créature de Frankenstein (merci à Mary Shelley pour ce magnifique exemple). Composée de toute pièce, animée du souffle de la vie peut-être par une intervention divine (en tous cas par l’intervention de la Fée Electricité) mais aussi hors normes ses choix et actions motivées par un état d’esprit tout particulier mais aussi sa confrontation à une altérité qui n’est pas prête à l’accueillir dans toute sa singularité vont conduire son créateur à la mort, et vont l’encourager à choisir la voie de l’exil (avec l’intention d’en finir). Edward aux mains d’argent reprend ce thème évidement. Il y a bien des questions philosophiques derrière cette histoire, mais je me contenterai, là encore, de la lecture qui agrémente mon propos : la créature est une œuvre à laquelle l’artiste (le Dr Frankenstein) a su donner vie (par son seul génie ou grâce à une intervention extérieure divine). Il la confronte au monde extérieur, et sur cette base, n’a plus de prise sur les actions et choix de sa créature, ni sur la façon dont elle va être accueillie par le public. Le rejet le tue, et tue sa créature, au moins symboliquement (passer les brumes, même si on n’annonce pas son intention d’en finir, c’est une parfaite métaphore de la mort (on peut aussi traverse de l’eau, voire traverser de l’eau dans la brume !)… ainsi que l’exil d’Edward, d’une certaine manière). A partir de quel moment à t-il perdu le contrôle ? Quand le souffle de vie a animé sa créature et qu’il ne pouvait plus la manipuler simplement comme une poupée de chiffon (ou de chair). Quand la créature s’est vue pourvue d’une âme (encore une fois, j’utilise le concept) elle s’est émancipée. Le créateur n’y peut rien. Il ne peut que créer et laisser ses œuvres s’émanciper, pour le meilleur et pour le pire. Évidemment, une œuvre littéraire (ou d’un autre art) n’est a priori pas une personne pourvue d’une conscience (quoi que si je ne m’abuse, La Venus d’Ille part sur ce postulat… mais c’est une fiction… n’est-ce pas ?…). Elle ne fait pas de choix comme on l’entend traditionnellementi. En vrai, c’est métaphorique tout ça. Métaphorique du fait qu’un artiste qui met tout dans ses œuvres (tout quoi ? J’apporte quelques éléments de réponse plus bas), des œuvres aussi géniales soient-elles, ils n’ont aucune prise sur la façon dont le public va les accueillir. Le rejet peut les conduire à la mort et à la folie parfois… et les œuvres, même immortelles, tomber dans l’oubli. Aucune scène ne montre Frankenstein mourir. Malgré sa décision d’en finir : il ne peut que partir errer dans la brume.

Les chaînes de la popularité

Donc l’œuvre devient indépendante. Elle se désolidarise de la vie de l’artiste (plus ou moins : il y aurait un fameux contre exemple avec Hercule Poirot, qu’Agatha Christie à « tué » avant de mourir elle-même… plus pour clôturer son travail que pour l’empêcher de perdurer, selon moi). Elle échappe tellement à son contrôle que si l’artiste lui-même n’a pas réglé ses problèmes d’égo et réfléchi à sa place autrement qu’en termes démiurgique et de célébrité, il se retrouve coincé. Il arrive à l’œuvre de dépasser de très loin son créateur, au delà même d’une vie indépendante : Sherlock Holmes a supplanté Conan Doyle bien comme il faut ! (j’écrirai peut-être un article au sujet de Sherlock un jour) Je ne parle pas du fait que le mythe prend de plus en plus d’ampleur, que chaque réécriture ou adaptation rend le personnage toujours plus riche, plus profond, l’œuvre plus symbolique (bref, devient une légende). Je parle du fait que Conan Doyle a été vexé de l’engouement du public pour son personnage plutôt que pour lui-même. Pour l’œuvre plutôt que pour l’artiste. Il a voulu le tuer. Le public l’en a empêché. Il s’est tellement fait fustiger qu’il a été obligé de trouver une astuce pour le faire revenir (oui enfin il aurait aussi pu tous les envoyer balader, note bien… mais il y tenait à sa célébrité…). De bout en bout, Conan Doyle est soumis à Sherlock Holmes et à son œuvre : création, supplantage. Destruction, taulé général. On pourrait aussi dire qu’il est attaché à sa position d’auteur et non d’artiste, et qu’il est soumis à l’avis du public. Le fait est qu’à la fin, c’est Sherlock qui gagne (et avec lui le public). L’œuvre a acquis une vie propre et refuse de se laisser détruire par son créateur. Quant au public, il lui sert de soutien dans son émancipation.

Quand le public s’empare de l’œuvre

Le public, parlons en un peu. On pourrait croire qu’il n’a aucune raison d’apparaitre dans une dissertation évoquant la relation entre un artiste et son œuvre. Pourtant, il joue le rôle du sécateur. On pourrait le comparer au rôle psychanalytique du père dans le couple mère-enfant : le public est l’altérité qui offre a l’œuvre la possibilité de se séparer de son créateur pour s’émanciper et mener sa vie, que ce soit lié à un rejet total ou à un accueil chaleureux (ou a toutes les variations qui se situent entre). En fait, je pousserai même ma réflexion en prétendant carrément que le public cocréée l’œuvre avec l’auteur ! Ouais, j’ose ! J’évoquais les fanfictions tout à l’heure en expliquant que les droits d’auteurs, « mais lol quoi ». Je vais plus loin ici : chaque réécriture, chaque spinn-off, chaque fanfiction, reprise, adaptation vient très largement enrichir et compléter, approfondir oserais-je dire l’œuvre originelle. C’est ainsi que les comics par exemple, nés dans les années 1930, ont vu de nombreuses adaptations particulièrement cinéma et télévisuelles aller a priori dans une direction totalement différente de celle qu’avait choisi l’auteur. Bon il est vrai que ces œuvres n’appartenant pas au domaine public, les artistes créateurs sont d’une part dédommagés, d’autre part la plupart du temps consultés. Mais d’une part, la consultation n’est pas systématique, et d’autre part, le nouveau cocréateur vient ajouter son propre regard sur l’œuvre. L’exemple de Sherlock Holmes suffirait, mais comme on en a déjà parlé plus haut et que je pars sur le comics, je vais plutôt partir sur Batman. Si je ne m’abuse, le premier comics est sorti vers 1936. Il y a presque cent ans. Et oui ! A l’époque, il était une sorte d’anti-Superman, qui était lui-même un peu trop parfait pour être honnête. Il me semble avoir lu que les créateurs de Batman voulaient un héros moins héroïque, le dark side of the superman si on veut. Il était violent, qui frappe et tue ses ennemis sans état d’âme dans une Chicago alternative (Gotham City donc) non moins violente. A la sortie de la dernière trilogie (et toute mort ratée de Marion Cotillard mise à part), je me suis dit qu’il avait quand même drôlement changé, le bougre ! Toujours aussi sombre, il était bien moins violent (du moins gratuitement) et avec une éthique bien plus ancrée… psychorigide, même ! Nolan (le réalisateur) a privilégié un regard plus introverti sur le héros, plus intime aussi. Il a choisi un angle d’approche qui a donné, finalement, de l’épaisseur au personnage (sans compter qu’entre temps, on était passé par les épisodes des années 80 et 90, qui l’ont fait basculer du côté « héros sympa » de la Force… il y a eu des séries que je ne connais que trop peu pour en parler plus avant). A chaque réécriture, c’est un lecteur ou un spectateur qui a réinvesti le personnage et l’histoire pour devenir créateur à son tour et proposer une vision enrichie d’un Batman qui, avec ses petits compagnons (Joker en tête), pourrait prétendre non plus au statut d’histoire sympathique ou d’œuvre d’art, mais carrément au statut de mythe. L’œuvre des premiers créateurs existe encore en tant que telle, mais se trouve aujourd’hui très largement étoffée d’autant de versions qu’il y a eu de spectateurs/lecteur pour en créer (peu importe la qualité qu’on leur prête). Non contente de s’émanciper de son créateur, l’œuvre va flirter avec d’autres cocréateurs… la coquine ! Une fois de plus, non, l’artiste n’est pas maître de son œuvre. Pour que son œuvre soit œuvre, il doit la confronter à l’altérité. Au moment même où il la confronte, elle lui échappe et devient immortelle, sans lui. Il se voit contraint à regarder son œuvre évoluer dans une direction qu’il n’avait pas nécessairement prévue, et qui ne lui plait pas nécessairement du reste, en cocréation forcée avec d’une part les éditeurs qui voudront bien la publier (les galeries qui voudront bien l’exposer, etc…) et d’autre part avec les lecteurs (le public) qui voudra bien la lire. Un public qui la modifiera parfois, mais qui dans tous les cas la recevra de sa façon bien à lui, là encore peut-être en contre sens de l’identité que l’artiste avait voulu pour son œuvre. Au contact de l’extérieur, l’œuvre déploie une identité sur laquelle l’artiste n’a aucune prise ! L’œuvre est une maîtresse volage qui a besoin de sa cour pour exprimer son plein potentiel.

L’œuvre Maîtresse

L’œuvre est une amante, l’œuvre est une maîtresse… maîtresse qui dicte à son chevalier servant, l’artiste énamouré, ses quatre volontés. Bien loin de maîtriser son œuvre, l’artiste lui est complètement soumis. Une soumission si ce n’est volontaire du moins consentie, toutefois, dans une relation éros/thanatos d’une délicieuse ambiguité.

Thanatos

Quelle souffrance pour un artiste de sortir de soi l’œuvre qui lui a été soufflée (par la Muse, ou par sa seule inspiration : choisissez l’option qui vous fait le plus rêver) ! Créer est loin d’être une sinécure, malgré l’aspect très ludique que ça prend de l’extérieur. Un danseur classique a des heures d’entrainements douloureux derrière lui. Un artiste peintre aura les doigts engourdis, ou aura dû faire vache maigre pour avoir le temps de créer (ou, dans le temps, pour s’offrir le pigment nécessaire à sa création…). Quant à l’écrivain, et bien ma foi, écrire une dissertation de philosophie au lycée, tu sais tout ce que ça implique de sueur et de souffrance (et si tu n’y es pas encore ou si tu n’y es jamais allé, tu as quand même écrit des trucs obligatoires à un moment ou a un autre de ta scolarité). Tu n’as qu’à amplifier ça par plein pour effleurer vaguement l’idée de la douleur d’écrire pour un écrivain. Syndrome de la page blanche, insatisfaction chronique, difficulté à formuler avec des mots restrictifs des idées et des ambiances grandioses, heures et heures passées devant un écran d’ordinateur (imagine un peu le truc quand on écrivait encore à la main !!!), personnages rétifs et histoires retorses ! J’ai plusieurs amis écrivains et tous sont soumis à l’une ou l’autre de ces difficultés, voire plusieurs à la fois, voire d’autres qui ne me viennent pas en tête ce soir. C’est Flaubert, dans un genre plus classique (heureusement qu’il a écrit Salmbô, un truc bien fantastique pour rester dans la thématique) qui se torturait l’esprit et le corps pour réussir à écrire de la manière la plus adéquate (et oui, si Madame Bovary est chiant comme la pluie, sache qu’en vrai c’est fait exprès). Créer est une douleur, comme accoucher est loin d’être une partie de plaisir. Quand par là dessus l’œuvre prend un malin plaisir à te tourmenter (genre l’idée pénible de 3h du matin, tu sais, celle qui t’empêche de dormir en plus la rascasse), le tableau est complet. Sur ce questionnement, Les Chroniques des Crépusculaires et en suivant le jeu de rôle Agone, de Mathieu Gaborit, est édifiant. Le cœur du propos se situe dans la lutte psychologique entre Agone et son épée, dont le nom m’échappe mais qui est une création parfaite et qui en tant que telle a développé une conscience propre et une relation d’amoureuse pas mal exclusive avec son possesseur (qui n’est pas son créateur, note bien). Et qui le pousse dans ses retranchements. Mais bon si je t’en dis plus je vais spoiler, et autant ça ne me dérange pas trop avec Shakespeare, autant ça me tracasse plus avec des auteurs dont les œuvres sont un peu moins « plus connue que ça tu meurs ». Le fait est que pour cela, un auteur peut en venir à haïr son œuvre. Pour toute la souffrance qu’elle lui fait subir : souffrance à la création, souffrance à l’émancipation, égo confronté à une réalité qui le foule au pieds ? Pourquoi ? Mais pourquoi s’acharne t-il, ce pauvre artiste qui se fait malmener de bout en bout par une maîtresse capricieuse ?

Eros

C’est qu’il l’aime son œuvre ! Éperdument par là-dessus ! Peut-il aimer quoi que ce soit plus que son œuvre dans la vie, l’artiste ? (tous les artistes de la salle sont conviés à répondre à cette question : leur avis m’intéresse). L’œuvre est son souffle, son amie, son amante, sa tortionnaire et aussi le sel de son âme. Quoi de mieux, pour illustrer cet état de fait, que le mythe de Pygmalion ? Rappelle toi Barbara, Pygmalion c’est ce sculpteur grec qui a créé une statue si belle qu’il en est tombé amoureux. Il a fait prière à Zeus de donner vie à son œuvre (tu vois la relation avec Bloedeuwedd là ? Bon. Sauf que Gwidion a créé la donzelle pour un autre et qu’il n’a pas eu besoin de prier). Aphrodite (bah rien que ça, oui, la déesse de l’Amour, mère ou fille d’Eros himself, selon les versions) accède à sa demande et c’est ainsi que Galatée a pris vie de chair et d’os pour devenir la femme de Pygmalion. Il y a mis tellement de larmes et de sueur, de compétence, d’amour, et des petits bouts de son âme surement, l’artiste, qu’il ne peut imaginer vivre sa vie avec une autre compagne (là encore, le mythe peut s’interpréter de bien des manières mais on va se contenter de ce qui fait exemple pertinent dans le cadre de cette réflexion). Et en l’occurrence, cet amour est partagé. L’œuvre aime son artiste, d’une manière que seule une œuvre peut aimer. Combien d’autres artistes évoquent la relation quasi sensuelle qui est partagée avec l’œuvre ? Les arts plastiques sont particulièrement propice à ce genre d’expérience, mais décrire une scène, décrire un personnage, n’est-ce pas le vivre de l’intérieur, le vivre dans sa chair ? Vanessa Terral m’expliquait par exemple qu’elle est capable de laisser émerger en elle les sensations qu’elle a besoin de décrire : si ça ce n’est pas de l’expérience sensuelle ! Je me souviens l’étude de quelques poèmes de la Renaissance, où l’artiste évoque la Muse et toute sa beauté, et tout l’amour qu’il a pour son visage marbré et ses joues qui sont des boutons de roses (et ses dents de perles). Qu’est-ce que l’œuvre sinon une émanation de la Muse ? De l’Art lui-même, en somme. Voilà ce qui permet à l’artiste de tenir le cap, envers et contre tout, de se laisser maîtriser et dominer dans son art par une œuvre caractérielle. Une œuvre caractérielle mais qui le lui rend bien, car elle donne un sens à sa vie. Non, non, trois fois non, l’artiste ne maîtrise pas son œuvre. Et même il est maîtrisé par elle, jusque dans la souffrance et l’obsession ! C’est elle qui guide la danse. Qui dit quand elle doit s’écrire, de façon impérieuse et qui s’émancipe de la manière dont elle a choisi (avec l’aide du gentil public) quand elle l’a choisi. Elle est maîtresse parce qu’elle a le pouvoir sur l’artiste, mais aussi parce que la relation entre l’oeuvre est l’artiste est une relation passionnelle (plus ou moins) d’amour et de haine, de mort et de vie. Des concepts bien trop puissants pour qu’un simple mortel fasse le poids… Non seulement l’artiste n’est pas maître de l’œuvre, mais en plus, il est à son service. Un service qu’il est ravi de rendre, par dessus le marché, envers et contre tout ! De toute façon, ce n’est pas comme si on lui demandait vraiment son avis…

Conclure…

L’artiste est-il maître de son œuvre ? Je crois avoir avancé suffisamment d’éléments pour pouvoir considérer que non. Une illusion de maîtrise, sans doute. Générée par l’ego peut-être, ou tout simplement par la certitude même qu’il ne maîtrise rien du tout, l’artiste. Il faut parfois se rassurer. Et puis il est peut-être un peu possessif de sa si charmante amante ? Mais en vain, dans tous les cas : l le sait bien, que son œuvre est parfaitement indépendante à partir du moment où elle devient une œuvre ! Qu’elle lui échappe ! Qu’elle est volage ! Il le sait bien, quand il sue au milieu de la nuit pour essayer de donner corps à l’inspiration qu’il a vécue à une heure pas possible, qu’il ne maitrise rien. Qu’il est au contraire très largement maitrisé par une force pourtant non consciente et qui l’utilise pour exister. Mais il l’aime, son œuvre, au delà de tout ! C’est une expérience tellement extraordinaire, de créer ! Le jeu en vaut tellement la chandelle ! Parce qu’en se mettant au service de l’œuvre, l’artiste lui permet d’exister. C’est presque un sacerdoce. C’est au delà de la vocation et du choix de carrière, c’est presque une Mission de Vie ! Avec des majuscules et tout ! Quant à l’œuvre, qu’on le veuille ou non, c’est à l’artiste qu’elle permet d’exister en tant que tel, dans son identité d’artiste. Sans l’œuvre, il ne serait que Bob, ou Jackie. Ce serait déjà bien, mais il n’existerait pas en tant qu’artiste. L’artiste créée l’œuvre (plus ou moins), mais c’est l’œuvre qui fait l’artiste. Une relation donnant donnant de cocréation mutuelle, ou chacun maîtrise l’autre, à sa manière, ou chacun possède l’autre comme il le peut (ou pas) mais surtout ou chacun permet à l’autre de s’exprimer et de se réaliser dans sa Légende Personnelle.